Moi je. Essai d'autobiographie by Claude Roy

Moi je. Essai d'autobiographie by Claude Roy

Auteur:Claude Roy [Roy, Claude]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Biography & Autobiography, Personal Memoirs, General
ISBN: 9782072691577
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2017-03-30T22:00:00+00:00


XVII

LA RETRAITE SOUS LES ARMES

J’allais avoir vingt ans. Je me demandai si ce n’étaient pas mes vingt ans qui allaient m’avoir. Je n’étais pas heureux. J’étais souvent gai. Un jeune peloton blond de laine très embrouillée, nouée de partout. Je ne sais plus par quel bout le prendre.

J’étais amoureux et peut-être aimé : content. Très pauvre et besogneux : ennuyé. Sportif et bien délié dans mon corps : joyeux. De droite avec des sentiments de gauche, de gauche avec des valeurs de droite : perplexe. Très fou de poésie, très épris de littérature : béni. Mon père avait voulu que je fasse mon droit, parce « qu’on ne sait jamais » : docile. Mais je savais déjà que le droit me rasait, sauf l’Économie Politique : découragé. Je consacrais un mois par an à dévorer des cours polycopiés, que je restituais en trois heures quand venait l’examen : fatigué. A la fin de la seconde année, lassé, je pris mon parti d’annoncer aux miens mon succès sans m’être même présenté : menteur. La licence de lettres me donnait plus de plaisir, mais je trouvais bien sots la plupart des maîtres de Sorbonne : déçu. Je bifurquai sur la philosophie. J’écrivis un roman, tout à fait exécrable : mécontent. J’allais trois ou quatre fois par semaine au théâtre : ravi. Je découvrais la musique : transporté. Mozart, Bach et Josquin des Prés auraient suffi à mon bonheur. Mais aucun bonheur ne suffisait à mon appétit. J’étais toujours un peu en avance sur mon âge, en retard sur mes pensées, en bisbille avec mes sentiments, et seulement très exact à l’heure de la peur. C’était surtout celle de perdre mon temps, ma vie. Pomme mûrie par moitié, toute verte de l’autre, et déjà craignant de pourrir.

C’était aussi la peur de l’avenir immédiat : la guerre. La guerre, je ne m’y voyais pas mourir. Je me savais invulnérable, non comme l’acier blindé : comme l’est un nuage. Mais je redoutais l’incertain, le confus, et des années interminables de sottise et de crasse. Je ne savais pas du tout si j’aurais du courage. Quand je me battais avec mes camarades, au lycée, je n’étais victorieux que par fureur, et rossé la plupart du temps, parce qu’en échangeant des coups, je me disais trop : « Que c’est bête ! ».

Les faits qui se penchaient, pesants, sur mon berceau de déjà grand poupon emmailloté de contradictions, c’était la fameuse Crise, les grèves sur le tas, la guerre d’Espagne, etc. Les fées qui se penchaient sur mon lit de bois encore dormant composaient un groupe discordant. Thierry Maulnier m’avait séduit d’abord par tout ce qui commença en lui à me glacer : la belle sécheresse ample d’une pensée et d’une phrase en toge de version latine, cette intelligence en trois points, comme les compositions françaises de khâgne, cette prose ternaire, comme les dictées, et une fureur bégayante et juvénile qui allait s’affadissant. Il comprenait tout. Tout ne le comprenait pas. J’avais cru qu’il pensait comme un champion cycliste pédale.



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